Les Lettres françaises
Article parule 3 juin 2006
Par: Sebastian Pineda
« Un jour pas très lointain, disait Baudelaire, on comprendra que toute littérature qui se refuse à cheminer fraternellement entre la science et la philosophie est une littérature homicide et suicidaire. » Il n’existe pas de littérature qui vive sans se nourrir de la science ou de l’histoire à un degré plus ou moins grand. Les grands écrivains ont été des grands lecteurs et des grands essayistes : on peut le vérifier de Dante à Goethe, de Victor Hugo à Valéry, de Bacon à Borgès. Il y a des écrivains, il est vrai, qui conquièrent le monde qu’avec leur imagination, cependant à nous lecteurs, il nous plaît de savoir que pense tel grand écrivain de la réalité, de ce qui va arriver au niveau social et culturel, quelle est sa conception du monde. C’est là que réside la différence qui existe entre German Espinosa et Garcia Marquez, les deux plus grands romanciers colombiens du XXe siècle.
L’imagination de German Espinosa se nourrit de la science et de l’histoire universelle. Publiée en 1982, son roman la Tejedora de coronas (la Carthagénoise.) rend élastique l’Illustration française. Le flux narratif de la Tejedora de coronas (un flux de conscience) offre des techniques temporelles et spatiales dans le meilleur style de Joyce ou de Proust. Il raconte comment Carthagène des Indes est attaquée par la flotte française en 1697, avant de narrer les péripéties des loges maçonniques à Paris, Madrid et dans le reste de l’Europe et également sa tentative d’expansion jusqu’à l’Amérique. Les intrigues à la cour de Louis XVI s’insinuèrent jusqu’à Carthagène, l’affectent quand la politique expansionniste française l’envahit pour déstabiliser les colonies espagnoles. La politique, la science et l’histoire s’imprègnent d’érotisme et de métissage. Genoveva Alcover, la protagoniste, va être l’amour de Voltaire, non sans laisser de se rappeler son Federico Goltar, le jeune qui découvre une planète depuis les cieux tropicaux de Carthagène. German Espinosa signale comment dans la mer des Caraïbes se fit le mélange culturel entre différents peuples et différentes races du monde. La même chose s’est produite autour de la Méditerranée, où se sont toujours retrouvées les civilisations du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Europe. La Tejedora de coronas est un roman maritime, d’échanges culturels et sexuels.
Déjà dans los Cortejos del diablo (1970) Espinosa avait réussi à montrer la terrible tentative de l’Amérique latine pour s’uniformiser. Il met en scène, en pleine place de Carthagène, une exhortation de juifs, de Noirs, d’indigènes, d’Arabes et de protestants - persécutés par l’inquisition espagnole - où tous paraissent se fondre dans une culture métisse unique ou comme Espinosa lui-même réussit à l’appeler : « culture des cultures ». De même dans ses romans los Jos del basilisco (1992) et Sinfonîa desde el Nuevo Mundo (1990) son idée est de saisir, romançant cette époque immédiatement postérieure à l’indépendance, de quelle manière la Colombie a essayé de s’inscrire dans l’histoire et la culture modernes en réponse à sa diversité. Sa passion universaliste dépasse les espaces nationaux. Dans El signo del pez (1986) le lecteur est plongé dans les dernières splendeurs de la Rome polythéiste, gouvernée par Néron, qui va être incendiée, et dans les débuts du monothéisme commandé par le juif Pierre de Tarse. À travers une prose d’essayiste qui ne laisse pas de côté la fantaisie et la poésie - à la Thomas Mann -, Espinosa aborde les méditations les plus belles et les plus profondes (sur les lèvres de la grecque Asplata) sur une époque et quelques hommes qui furent à l’origine et fondèrent la foi chrétienne.
Espinosa réfute les critiques européennes, qui conçoivent l’Amérique latine comme un continent à demi sauvage, qui pratiquerait encore aujourd’hui la pensée magique. Non. Chez les Latino-américains, comme il le démontre dans un essai, la philosophie qui a prévalu c’est le positivisme. Rien ou presque de pensée magique. Dans la littérature latino-américaine, comme dans toutes les autres, la fantaisie et l’imagination viennent de l’érudition. On le voit chez Rubén Dario, Leopoldo Lugones, et également, sans aller si loin, chez Borgès. Espinosa a été très influencé par l’écrivain argentin. Borgès lui a ouvert la voie à la littérature fantastique. La légende du vampire, par exemple, l’a obsédé pour la charge poétique qu’elle contient. Dans son oeuvre narrative récente, Romanza para murciélagos (1999) il transpose ce mythe dans la Bogota de 1948. De la même manière que dans la Balada del pajarillo (2000) il joue à donner du sens, en plein XXIe siècle, à la poésie provençale du Languedoc dans la bouche d’une mystérieuse femme et d’un peintre qui voit en elle les traits de la Déesse blanche de Robert Graves. Dans son dernier roman Cuando besan las sombras (2004), Espinosa fait revivre le thème de la réincarnation et des fantômes. Il s’agit également d’une nouvelle artistique et musicale. Le protagoniste Fernando Ayer, plein des rumeurs qui lui viennent du passé et du présent, suggère la composition d’une symphonie en l’honneur des morts incalculables occasionnés par la guerre dans son pays. « Elle commencera, suivant Malher, avec un moderato ; suivra un scherzo en si bémol majeur, elle sera interrompue avec un poco moderato dans une mesure de 6/8 ». Cuando besan las sombras, contient, en fait, une symphonie occulte, à la carte pour tout musicien professionnel.
German Espinosa ne possède pas un style unique dans ses livres. Il pense qu’il n’existe aucune technique pour écrire. Pour qu’une technique nouvelle puisse surgir chez un écrivain, souligne-t-il, celui-ci doit connaître toutes les techniques anciennes. Si on essayait de définir son style, on dirait que celui-ci jaillit à partir d’unions, de synthèses. Enfin : chaque thématique qu’il aborde sollicite une technique. S’il écrit un roman sur l’époque baroque, comme los Cortejos del diablo, il a recours au style baroque ; sur l’époque classique, comme dans el Signo del pez, au style classique. Et ainsi de suite, même dans les autres oeuvres. German Espinosa représente cette merveilleuse tradition littéraire que compte la Colombie depuis l’époque coloniale. La Colombie a eu une littérature splendide au XIXe siècle : sa poésie est magnifiée par Fernandez Madrid, José Eusebio Caro, Rafael Pombo, Silva, Guillermo Valencia ; dans le roman, Maria de Jorge Isaacs, De Sobremesa de Silva, qu’Espinosa considère comme le meilleur roman qui n’ait jamais été écrit en Colombie - dans le style d’À rebours de Huysmans.
Pour conclure, je souhaite parler d’un ouvrage quasiment inconnu d’Espinosa : el Sueño ético en Atenas y otras prosas. Dans ce roman, Espinosa réalise l’inévitable pèlerinage que tout grand écrivain doit faire dans le monde classique. Il commence avec une digression sur la pensée relativiste de Protagoras, celui qui remet en question nos vérités les plus fondées. L’éthique et la justice sont relatives et peut-être fausses. Cependant, l’humanité n’a pas renoncé à ce rêve de Platon et d’Aristote d’une éducation qui incline l’être humain à seulement désirer le bien et le noble : une aristocratie fondée sur le mérite. El Sueño ético en Atenas est une ébauche de philosophie classique qui cherche à revendiquer les idées de la vertu et du bien, oui, à une époque où des valeurs aussi indispensables sont absentes. Cet essai pourrait être une forme d’euphémisme pour se concentrer sur les égarements de la société colombienne. C’est un rêve éthique et moderne, un rêve éthique en Colombie.
Les oeuvres de German Espinoza ont été publiées en français
par les éditions de la Différence.
Sebastin Pineda traduction de M. S.
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